Les plages de la côte Adriatique qui s’étendent sur une centaine de kilomètres entre Venise et Trieste, l’artiste les a longtemps fréquentés. Les enfants braillent, les femmes les consolent, les maris lisent les journaux sportifs, les jeunes filles paradent en bikini, les jeunes gens les guettent. La vie est là : sociale, codée, rituelle, voyante. « L’âme italienne est beaucoup plus complexe que l’on ne croit », dit l’artiste. La photographie intitulée Les Héros a été prise dans cette atmosphère estivale. Des milliers de personnes, en maillot de bain, amassées tout au long de la mer regardent dans la direction du photographe. On croirait qu’ils assistent à l’atterrissage d’une soucoupe volante. On a longtemps pensé qu’il s’agissait d’une photographie construite et recomposée, mais il n’en est rien, la réalité est ainsi faite qu’elle dépasse parfois la fiction. La photo a fait le tour du monde. En réalité, l’apparition d’un avion d’escadrille que l’on ne voit pas, déroule son spectacle avec bruit et fumée juste au-dessus de la plage. Le matin du monde est une autre grande photographie de la production vénitienne de l’artiste. La plage de Bibione, très tôt le matin, l’image paraît atemporelle, comme un site archéologique avec des colonnes à perte de vue, un paysage totémique. En quelques heures, la vie va reprendre à nouveau. Encore silencieux et désert, ce lieu semble sacré. Il est cinq heures du matin, le photographe appuie sur la gâchette. C’est l’instant décisif qui fait la bonne photo disait Cartier Bresson. Tout comme le marquis de Bièvre qui planta six ifs dans son jardin pour y conduire ses conquêtes amoureuses en leur disant : voici l’endroit des six ifs.
Il y a quelque chose de concluant dans la naissance d’une photographie réussie. La coïncidence entre le temps et l’espace, le moment et le lieu du clic, du rapt. Le côté prédateur du photographe armé, son esprit contemplatif, son âme amoureuse. Dans les années 80 lorsqu’il photographie les rues de Paris, c’est un regard tendre qu’il pose sur les gens et les rues. Il ne photographie que le dix-huitième et le dix-neuvième arrondissement…
Sa carte du tendre. Kiki of Paris est lui-même un tendre. L’acteur français Michel Simon l’appelait déjà par son diminutif dans les années 60, il le présentera plus tard à Henry Miller. Ainsi il voulait faire de la peinture, et il est devenu photographe sur les conseils d’Henry Miller. Un travail sur la mémoire et le temps qui passe Le taxi jaune que l’on aperçoit dans la photo qu’il a intitulée Key West venait juste de le déposer au bord de la longue route, au large de Miami. L’étrangeté de ce cliché intrigue. On peut y voir ce que l’on veut mais c’est du côté de la solitude qu’il faut chercher. Quand le taxi a disparu dans la chaleur humide, il s’est senti abandonné, comme orphelin, seul au monde. Au fond, ce sont des choses immatérielles que l’artiste photographie. Dans l’œuvre intitulée « Le dernier tour » la roue du manège tourne pour la dernière fois de la journée. Les passagers sont confiants, un vieil homme fin et beau comme un soldat de plomb fait tourner la machine. Il a l’air du dernier des mohicans, le photographe s’interroge sur le temps qui passe. Si cette photographie s’inscrit dans l’esthétique contemporaine qui exploite le kitch et la culture populaire, son côté romantique augmente son contenu. La production de l’œuvre de Kiki of Paris est relativement limitée. Il détruit beaucoup de ses clichés. Il lui arrive d’en perdre.Il lui arrive aussi de recomposer une image comme dans la série qu’il intitule Structures Polymorphes. Il vise un sens réfléchi, voulu, il réalise une image travaillée, une allégorie : Ulysse, Adios Queens, Le sacrifice du coq, Le Messager… Désolation Canyon assemble un groupe de trois personnes que l’artiste a photographié à Charleroi, et qu’il a « déplacé » dans le célèbre paysage américain de la Vallée de la Mort.
Les photographies de Kiki of Paris témoignent d’une subjectivité affirmée, sa vision du monde, l’amour des petites gens, des fêtes populaires et de la comédie de la rue… Loulou, un chien français qui traverse uniquement sur le passage clouté pour faire plaisir à sa maîtresse, une veuve de guerre ; le sourire spontané d’une jeune fille dans Les majorettes de Prague. Loin de toute tentative de séduction, son appareil capte l’intimité qui se crée entre les êtres et les choses. Les situations qu’il choisit nous font réfléchir et nous touchent, et pour cela il faut aussi le remercier.